
C’était une école de garçons, à deux classes, celle des « petits » et celle des « grands ». J’étais le seul pré-scolarisé. J’avais le droit de jouer (on parlait encore bien peu de jeux sensoriels) et de feuilleter des livres d’images ou les livres pour les plus « petits » ; mais j’avais surtout le devoir de ne pas faire de bruit. J’y étais très bien et ai appris à écouter, en particulier ceux qui ne savaient pas encore lire et ceux qui savaient déjà. Un jour, j’ai osé tirer la manche de la blouse du maître et lui dire : « Monsieur », car on disait toujours « Monsieur », « Moi aussi, je sais lire » ; il devait avoir 16 ans. Il a vérifié et a conclu à peu près comme ceci : « Maintenant, tu vas pouvoir travailler comme les grands ». Ce premier instituteur, je ne l’ai jamais totalement perdu de vue, d’autant plus que, plus tard, il est devenu le maire de ma petite commune bretonne.
Dorénavant, j’avais acquis le droit et le devoir d’être un écolier comme les autres. Après la classe des « petits », je suis passé dans celle des « grands ». J’ai quitté cette école à 10 ans, à la fin de la guerre, pour venir dans la banlieue parisienne.
Je ne saurai donc sans doute jamais avec quelle méthode j’ai appris à lire. Mes jours d’optimisme, je me dis même que j’avais probablement mis au point, sans le savoir, une sorte de « méthode mixte » qui synthétisait le « b a ba » des uns et la « globale » des autres. Surtout, ce que je sais, c’est que j’avais envie de savoir lire, et qu’il est difficile d’empêcher d’apprendre quelqu’un qui a envie d’apprendre : bien avant la méthode, il y a la capacité de l’enseignant à développer l’envie d’apprendre, la « joie » d’apprendre pour reprendre la belle expression du philosophe Georges Snyders, qui a compté parmi mes très fidèles amis.
Ma mère, pour trouver un travail, vint s’installer en région parisienne dès 1945. Elle m’inscrivit à l’école primaire publique de mon quartier, mais quelques jours après la rentrée. Mon dossier portait les appréciations de mon instituteur breton, qui étaient très positives. Le directeur de l’école décida néanmoins qu’on me mettrait, en quelque sorte à l’essai, au CM1 ; rétrospectivement, j’ai pensé que ce n’était que parce que le CM2 était vraiment surchargé.
Mon instituteur ne me ménagea pas ses encouragements, me sentant quelque peu égaré, ou déraciné. Au bout de deux ou trois semaines, il me dit tout à la fois que j’aurais pu suivre au CM2, qu’il me gardait dans sa classe et m’aiderait, qu’il pensait que je devais, dès cette année, présenter les examens d’entrée en sixième et qu’il avait convenu avec le directeur que je pourrai suivre les études du soir avec le maître et les élèves du CM2. L’année se passa ainsi, réussie s’il en est, grâce à lui. Les circonstances ont fait que je ne l’ai jamais revu ; mais je mesure ma dette.
J’ai donc présenté deux examens d’entrée en sixième, car ils étaient effectivement distincts, selon qu’il s’agissait d’entrer au cours complémentaire ou au lycée. J’ai été reçu aux deux, à celui du cours complémentaire de ma ville et à celui d’un grand lycée de la proche périphérie de Paris. Ma mère a opté pour le premier, qui lui paraissait plus proche et à tous points de vue plus rassurant, et je suis donc entré au cours complémentaire en 1946. J’y ai effectué une bonne scolarité, plutôt meilleure au fur et à mesure des années. Et j’y ai rencontré un professeur qui m’a aidé à construire ma voie, celle de la préparation au concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs : psychologiquement d’abord parce qu’il m’a convaincu que je ne devais pas interrompre mes études ; concrètement ensuite parce que, avec deux de mes camarades de classe, il nous a, tous les jours après l’étude du soir, entre 18 et 19 heures, durant plusieurs mois, aidés à la préparation du concours. Je l’ai revu quelques fois, j’aurais voulu lui dire la chance qu’il m’a donnée mais, curieusement, je n’ai jamais osé.
J’ai été reçu à ce concours, à l’École normale de Paris, mais de façon terne : j’étais jeune par rapport à l’ensemble des candidats et, surtout, des admis (nous étions très peu à n’avoir que 15 ans). J’avais certes les compétences scolaires attendues, mais absolument pas la culture générale de la plupart de mes camarades qui, pour beaucoup, étaient enfants de cadres moyens ou d’enseignants. Mais j’ai lutté et trouvé des appuis. J’y ai accompli ma scolarité, obtenu le baccalauréat sans difficultés particulières, puis suivi la formation professionnelle. J’ai été nommé instituteur à 19 ans, en 1954, et étais d’ores et déjà persuadé que je n’en resterais pas là. Mais, après deux années d’enseignement, il y eut le service militaire et la guerre d’Algérie.
En 1958, après un peu plus de deux ans de service militaire et un an de guerre d’Algérie, j’avais retrouvé mon poste d’instituteur. J’avais choisi d’enseigner en classe de fin d’études, notamment parce que je trouvais que le nombre des élèves auxquels était refusé l’accès au collège restait beaucoup trop élevé. Et j’y ai rencontré de nombreux élèves qui auraient pu effectuer d’autres parcours, comme plusieurs d’entre eux s’en sont effectivement montrés très capables, lorsque des réorientations ont été possibles.
De 1962 à 1972, je fus professeur de collège. Je militais, syndicalement, mais aussi par ma pratique pédagogique quotidienne, contre les filières, et en particulier la filière III qui, de fait, sauf dans de très rares cas, ne constituait qu’un ghetto. Les passages du « moderne court » au « moderne long » étaient plus faciles. Certains collèges avaient même, de leur propre initiative, pratiquement gommé la distinction : c’était en particulier le cas dans le collège dans lequel j’enseignais. Nous avions, de fait, organisé pour partie un « collège unique » avant l’heure et assuré du soutien et du rattrapage, notamment dans le cadre des études surveillées du soir. Mais je militais aussi contre la loi Debré, qui me paraissait priver l’enseignement public d’une masse considérable de crédits dont il aurait aussi eu le plus grand besoin.
A partir de 1972, je devins directeur-adjoint de collège, mais j’avais, parallèlement déjà, depuis deux ans, repris des études universitaires. Je le restai jusqu’à la fin de 1977. Je vécus donc sur le terrain, dans deux collèges de la région parisienne, les transformations qui s’effectuèrent en fonction des réformes antérieures, puis en application de la réforme Haby. Parallèlement, j’avais entamé une thèse de troisième cycle en Sociologie de l’éducation, sous la direction de Viviane Isambert-Jamati, éminente sociologue à qui je dois tant, et étais devenu chargé de cours de méthodologie et statistiques à Paris-Descartes.
En 1976/1977, ma candidature fut retenue pour suivre, au titre de la formation continue, le stage annuel (environ 1000 heures) de techniques et moyens modernes d’éducation organisé à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud : un détachement d’une année, pour réfléchir quant à l’utilisation de ces techniques. J’ai pu aussi mieux maitriser la pratique, grâce à un
encadrement permanent de qualité, des moyens assez conséquents et des interventions de spécialistes universitaires ou du monde audiovisuel de très haut niveau. C’est donc avec peu d’enthousiasme que je repris un poste de directeur-adjoint, fin 1977 et pour trois mois, dans un petit collège à taille humaine.
1978 fut une année de chance, qui a sans aucun doute orienté favorablement mon devenir professionnel, qui en tout cas m’a donné confiance. En janvier, je fus nommé assistant à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, d’abord au Centre audiovisuel (CAV) où nous participions notamment à la formation aux techniques modernes d’éducation dans les Écoles normales, puis au laboratoire de Sciences sociales où nous assurions la préparation à l’agrégation : vingt-cinq ans plus tôt, à l’issue de ma scolarité à l’École normale d’instituteurs, j’avais envié mes camarades de promotion qui avaient demandé à poursuivre des études dans cette ENS mais, pour de multiples raisons, je n’avais tout simplement pas osé le faire. Quelques mois plus tard, je soutenais ma thèse de troisième cycle à Paris-Descartes. Deux semaines après la soutenance, je m’inscrivais en vue de la préparation d’un doctorat d’État, toujours sous la direction de Viviane Isambert-Jamati.
En 1980/1981, le responsable du stage des techniques et moyens modernes d’éducation souhaita bénéficier d’une année sabbatique. Il proposa que je le remplace durant une année.
J’acceptai volontiers. Et, organiser avec une équipe active que je connaissais bien, un travail de formation que j’avais connu comme stagiaire, me paraissait une expérience pédagogique
passionnante. Ce fut le cas.
De cette période et de mon passage à l’ENS de Saint-Cloud, je pourrais rendre hommage à un grand nombre de personnes, des plus anonymes aux plus grands, des secrétaires exemplaires au directeur, en les remerciant collectivement. Mais je voudrais rendre un hommage particulier à Louis Porcher, car il est l’un de ceux qui m’ont, à quelques moments difficiles, donné ou redonné confiance en moi-même. Il m’a convié à participer à la constitution du laboratoire de Sciences sociales qu’il avait créé, et peut-être surtout, parce que, à partir de là, s’est créé entre nous un climat de connivence intellectuelle et de confiance mutuelle. Cela nous a permis, ensemble, d’encourager et d’épauler des étudiants susceptibles d’entreprendre à leur tour, à notre suite, des carrières universitaires.
Au moment de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand (1981), j’étais toujours assistant à l’ENS de Saint-Cloud, membre du laboratoire de Sciences sociales que dirigeait Louis Porcher. Ce laboratoire était notamment chargé de la préparation à l’agrégation ; en outre, j’assurais personnellement la direction du stage annuel des techniques et moyens modernes
d’éducation. Parallèlement, je participais à des actions de formation initiale et continue, dans les écoles normales ou dans des collèges en rénovation, notamment durant la période Savary.
Tout particulièrement en formation continue, j’ai connu des situations enthousiasmantes pour un formateur, face à des collègues, le plus souvent volontaires, il est vrai. Ils avaient déjà connu au moins une brève expérience et voulaient réellement approfondir leur réflexion théorique en vue d’améliorer leur propre pratique. J’espère leur avoir donné quelque peu, mais ils m’ont apporté beaucoup, et entièrement convaincu que l’essentiel, c’est bien la formation permanente.
L’année suivante, en 1982, j’intégrai une équipe de recherche associée CNRS de Sociologie de l’éducation dirigée par Viviane Isambert-Jamati.
L’année 1983 fut totalement déterminante pour ma propre carrière universitaire : nommé maître-assistant en Sciences de l’éducation à Paris-Descartes en mars, j’y ai soutenu ma
thèse de doctorat d’État quelques semaines plus tard, sous la direction de Viviane IsambertJamati, mais aussi sous la présidence du professeur Alain Girard. Je lui dois beaucoup et,
dans ma carrière universitaire, il a constitué, avec quelques autres, une forte référence. J’y ai été nommé professeur des universités en décembre. J’y suis resté en activité durant vingt ans,
avec beaucoup de satisfactions.
J’y ai, bien évidemment, assuré des enseignements de sociologie, notamment en licence, maîtrise et troisième cycle, et j’ai encadré de nombreuses thèses, françaises et étrangères. Mais j’ai pris, au cours de la période qui a suivi ma nomination, de nombreuses responsabilités collectives : durant la période Mitterrand, j’ai notamment assuré la direction de l’Unité de Formation et de Recherche (UFR) de Sciences de l’éducation entre 1984 et 1988, puis la direction du Diplôme d’Études Approfondies (DEA) et de la formation doctorale de cette UFR entre 1989 et 1993. J’ai été élu membre du Conseil National des Universités (CNU) à plusieurs reprises, puis président du CNU-70e section (Sciences de l’éducation) à partir de 1992. Ensuite, j’ai été élu vice-président de mon université à partir de 1993 et directeur fondateur de l’école doctorale « Éducation, langage, sociétés » à partir de 1994.
En 1995, lors de l’élection de Jacques Chirac à la Présidence de la République, j’étais toujours professeur des universités à Paris-Descartes, Vice-président chargé du groupe Sciences humaines et responsable de l’École doctorale « Éducation, langage, sociétés » que j’avais créée en 1994. Je continuais bien évidemment d’y assurer mes enseignements de Sociologie de l’éducation et d’encadrer un nombre assez important de thèses préparées par des étudiants français ou étrangers.
J’ai cessé d’exercer la responsabilité de l’école doctorale en 2000, celle de Vice-président du groupe Sciences humaines en 2001. Entre 1995 et 2001, j’ai été successivement membre élu du Conseil des Études et de la Vie Universitaire (CEVU) et membre élu du Conseil d’Administration (CA) de l’université Paris-Descartes. Je pense y avoir défendu avec objectivité et vivacité les Sciences humaines dans leur ensemble, dans le strict respect des autres composantes de notre université pluridisciplinaire.
En 1996, pour des raisons de déroulement de carrière et compte tenu de mes orientations de recherche, j’ai souhaité changer de section de CNU, passer de la 70e section (Sciences de l’éducation) à la 19e (Sociologie). J’ai effectué cette demande selon les règles administratives en vigueur et les avis ont été unanimement positifs. Quelques collègues n’ont ni compris, ni apprécié ma démarche ; je l’ai vivement regretté.
Parallèlement à mon activité collective interne, et dans le prolongement de mes propres activités de recherche, j’avais souhaité poursuivre une activité internationale. Durant cette
période j’ai notamment effectué diverses missions dans les pays suivants : Allemagne, Brésil, Chili, Égypte, Espagne, Italie, Roumanie. Ma collaboration avec le Chili, lancée au début des
années 1990, dès le retrait du pouvoir de Pinochet, n’a cessé de se développer, notamment avec la Faculté d’éducation de l’Université Catholique de Santiago du Chili, mais aussi avec d’autres Universités. Dans l’UC de Santiago, j’ai notamment contribué à la mise en place d’une formation doctorale, en liaison avec le Professeur Sergio Arzola, sociologue dans cette Université, puis responsable de la formation doctorale. Durant cette période, nous avons, en commun, assuré le suivi de plusieurs thèses brillamment soutenues et qui ont obtenu le double sceau de nos Universités.
J’ai cessé officiellement mes activités à Paris-Descartes à la rentrée universitaire 2003 ayant, comme le disent si élégamment les textes, atteint la limite d’âge et, par conséquent, « rayé des cadres ». Mais l’Université m’a accordé à plusieurs reprises le titre de Professeur émérite, qui permet notamment de poursuivre la direction des thèses en cours.
Enfin, j’ai, en dehors de l’Université mais en accord avec elle, dirigé l’Observatoire de l’enfance en France, créé de manière informelle dès la fin 1996 par la Fédération des Pupilles de l’Enseignement Public (PEP) à l’initiative de son Président Christian Nique. Cet observatoire prit la forme plus institutionnelle d’un Groupement d’Intérêt Économique (GIE) créé en 1999, à l’initiative de la Fédération des PEP et de la Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale (MGEN), puis avec la collaboration de la CAMIF, la CASDEN-BP et la MAE. J’ai cessé cette activité fin 2005, après la parution de sept ouvrages publiés sous ma direction.
J’ai toujours souhaité poursuivre mes activités de recherche. Tout d’abord, en accompagnant les étudiants qui m’avaient demandé de diriger leurs thèses et dont les travaux n’étaient pas achevés ; et j’ai eu l’immense joie que la dernière reçoive un important prix national de sociologie. Mais aussi, en restant sollicité pour des jurys, en France ou dans d’autres pays, notamment pour des thèses en co-tutelle. Et j’ai aussi voulu poursuivre ma participation active à la vie scientifique, en continuant d’être invité, et partie prenante, dans d’importants colloques, tant en France qu’à l’étranger : en moyenne, une communication ou conférence par an, le dernier colloque au Liban en 2019, le prochain, en préparation et si je le peux, à Cuba en 2021.
Sans doute ces activités ont-elles constitué un ferment pour mes propres travaux qui, depuis le début de la dernière décennie, s’orientent vers les inégalités de tous ordres, tant entre les
États qu’à l’intérieur de ces États. Elles constituent une entrave au développement humain, en même temps qu’elles menacent notre planète elle-même. Trois ouvrages en ont résulté. Le troisième, paru en 2018, écrit en riche et complémentaire collaboration avec Dominique Groux, a particulièrement montré la nécessité et l’urgence de la réduction de ces inégalités.
Puisqu’il s’agit de la survie de l’humanité, l’enjeu n’en est-il pas essentiel ?
En 2020, cette pandémie, qui vise l’humanité entière mais, d’abord, les plus faibles ou les plus pauvres, m’a incité à poursuivre cette réflexion, à alerter et à dégager quelques propositions : puissent-elles contribuer à ne pas se tromper de chemin.
Paris, 5 octobre 2020.
